Rhéal Cenerini

Dramaturge, poète, auteur
Playwright, poet, author

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D. Roman / Novel


Les Immigrantes / The Immigrant Women – oeuvre inédite / unpublished
Cinquième chapitre

Les éclaircissements ne tardèrent pas à venir. Amélie achevait de s’essuyer le visage et le cou lorsque du coin de l’œil, elle vit venir son père.
-    Alors, lança-t-il, ton idée est faite ?

-    Pardon ?

-    Je te demande si ton idée, elle est faite.

-    Par rapport à quoi ?

-    Par rapport aux trois moineaux qui étaient icitte cet après-midi.

-    C’est à vous de décider, Papa.

-    Tu penses ? Bien, moué, je pense que c’est pas mal déjà décidé.

Amélie se sentit rougir malgré elle.
-    Le jeune Prosper… continua son père, c’est pas un méchant garçon, mais y a  plus le tour avec les mouches qu’avec les filles. Puis le fameux Louis, lui, bien, c’est rien qu’un paquet de vent… Ça fait que…

Son père la fixa des yeux – elle les baissa.
-    Ça fait que ça laisse Auguste Gaborieau, c’est ça ? Tu le trouves de ton goût ?

-    Un peu.

-    T’es certaine que c’est rien qu’un peu ?

Amélie ne dit rien.
-    Parce que de la manière que tu y faisais des beaux yeux, j’ai cru comprendre que c’était plus qu’un peu… Toujours bien, si y reviennent tous les trois dimanche prochain, je vas dire aux deux autres de retourner chez eux. Ça t’ira-ti de même?

Elle ne fit que hocher la tête. Mais à l’intérieur, elle éclatait de joie. Finis les après-midi interminables figée sur sa chaise comme de la marchandise étalée, fini le jeu de feindre tantôt l’attention, tantôt l’indifférence, libre enfin de suivre son cœur et de découvrir où ses sentiments naissants pouvaient la conduire…
-    Mais y faut que je te dise, ma fille, continua-t-il, fais bien attention.

-    Pourquoi ?

-    Parce que ton Auguste, y est pauvre comme un rat.

-    Je le sais.

-    Tu le sais mais tu le sais pas vraiment. Tu penses que ça fait pas de différence. Mais c’est pas vrai. Je t’empêcherai pas de faire à ta tête… Mais pense-z’y bin avant d’atteler ta charrette à un bœuf maigre.

L’idée lui vint de s’objecter à ce qu’avançait son père, de lui renvoyer les paroles qu’il avait dites lui-même au sujet d’Auguste, comme quoi les voisins étaient chanceux d’avoir un homme comme lui, de lui rappeler combien le Manitoba avait été riche en occasions pour lui et pour d’autres, qu’il le serait pour Auguste aussi… mais elle eut peur qu’il y verrait un manque de respect. Comme il lui accordait ce qu’en silence elle avait tant souhaité, elle se contenta d’un simple « Oui, Papa. » dépourvu de contestation ou de ressentiment.
-    Asteure, viens-t’en icitte, lui dit-il.

Elle s’approcha de lui.
-    Retrousse ta manche.

-    Pourquoi ?

-    Tu vas voir.

Elle fit ce que son père lui avait demandé. Il la pinça alors à l’avant-bras, serrant la peau qu’il avait saisi entre son pouce et son index de toutes ses forces pendant qu’il tordait brusquement. La douleur intense que le geste provoquait ainsi que la soudaineté avec laquelle son père l’avait empoignée eut l’effet d’un coup de fusil sur Amélie : elle recula brusquement et lâcha un cri aigu. De sa main libre, son père la retint et continua à pincer. Il attendit de voir de grosses larmes jaillir des yeux de sa fille puis il la lâcha enfin.
-    Pourquoi que vous me faites ça ? demanda Amélie, blessée et sanglotante.

-    Tant que ça va te faire mal, je veux que tu te rappelles de te tenir comme il faut, tu m’entends ? T’as besoin d’être bonne fille. Y faut pas que j’entende dire que tu fais des bêtises !

Les yeux rouges de larmes, les joues sillonnées par leur descente vers sa mâchoire tremblante d’émotion, Amélie regardait son père sans parler. Jamais, il ne l’avait maltraitée ou porté la main contre elle ou douté d’elle non plus… Encore plus que le mal physique qu’elle ressentait, c’était ce que son père venait de rompre tout au fond d’elle qui la faisait souffrir. Ne trouvant aucun mot pour exprimer sa peine, elle fit ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant : elle se détourna de son père et le quitta en colère. Elle gravit d’un élan les marches de l’escalier et, s’enfermant dans sa chambre, s’assit sur son lit en face de la fenêtre dont les rideaux ballotaient au vent. Ses sanglots lui coupaient le souffle. Haletante, seule, l’émotion comme toujours la ramenait au souvenir de sa mère, de sa mère qu’elle ne reverrait plus mais qui était là pourtant, dans ses rêves, dans ses prières, dans les moments comme celui-ci où sa douceur, son amour, ses bras tendres lui manquaient tant.

Mais tout-à-coup, elle s’arrêta. Des voix d’hommes lui parvenaient de loin. Elles l’attirèrent comme un aimant vers la fenêtre. C’était Auguste et Louis, un à pied, l’autre assis sur son buggy, tenant d’une main les rênes de son cheval. Ils étaient arrêtés au coin où l’entrée des Lesage rejoignait la route du village, à l’endroit où ils auraient dû se séparer. Mais ils ne se séparaient pas. Amélie essuya ses larmes, oubliant pour un instant la douleur qu’elle avait à l’avant-bras. Elle tendit l’oreille de toutes ses forces mais le vent l’empêchait d’entendre ce qu’ils se disaient. Pourtant, si leurs paroles demeuraient indistinctes, leur ton ne laissait aucun doute sur la nature de leurs propos : ils se disputaient. Auguste dit quelque chose de bref et de sec et se retourna pour partir. C’est alors que Louis prit le fouet avec lequel il harcelait son cheval et s’en servit pour piquer Auguste dans le dos. Celui-ci pivota aussitôt sur lui-même, saisit le manche du fouet et, d’un geste précipité, s’en servit pour jeter par terre son rival. Il le prit ensuite par le collet, le relevant à demi pour mieux lui asséner une série de coups de poing furieux. Quand il eut fini, il remit le corps inerte de Louis sur la banquette du buggy, appliqua une solide tape sur la croupe du cheval, lâcha un grand cri et regarda partir l’équipage en direction du village. Puis, se penchant pour ramasser son chapeau qui était tombé sur le bord de la route, il se mit en chemin pour la ferme des Tremblay en sifflotant.

Amélie qui, pourtant, détestait la violence, sourit devant les marques de force et de fermeté que venait de donner Auguste. Il avait beau être pauvre, il était d’une énergie, d’une puissance indéniables… Elle n’attelait pas sa charrette à un bœuf maigre ! L’homme qu’elle aimait était franc comme un chêne, honnête, ouvert, loyal et fort. Elle ne manquerait de rien avec lui parce qu’elle avait tout l’essentiel. L’argent leur viendrait par surcroît.

Huit mois plus tard, au mois de mars de 1903, elle épousait Auguste.

Encore neuf mois et leur premier-né Joseph venait au monde.

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